Éditorial juin 2025 : Radio mercure et le silence d’or de Palestrina

Mes chers lecteurs,

Nous célébrons le cinq-centième anniversaire de la naissance de Giovanni Pierluigi da Palestrina. Un nom long, presque inutilement long, diront certains, tant sa musique seule suffisait à le dire tout entier.

Il est bien évident que notre époque, soucieuse d’instantanéité et de performances auditives plus que d’écoute, n’est guère disposée à reconnaître sans effort la majesté tranquille de celui qu’on nomma autrefois, non sans une certaine austérité, le “sauveur de la musique sacrée”. Il fallait donc, pour que l’hommage ne devînt pas un pur simulacre, un espace de durée et de ferveur, une enceinte invisible mais rigoureuse où les notes pussent s’épanouir en toute solennité. C’est Radio Mercure qui l’a offert, non par effet de programme, mais par fidélité à une certaine manière d’être présent à la mémoire.

Il appert que le souvenir de Palestrina n’est point un monument : c’est une étoffe. Loin des colonnes de marbre ou des statues de bronze, il est ce voile discret que l’on ne voit que si la lumière l’effleure en biais. Radio Mercure, en diffusant dès l’aube les motets les plus secrets du compositeur latin, n’a pas tant rappelé son génie qu’elle a offert l’expérience nue d’un temps suspendu. Car tel est le propre de sa musique : elle n’avance point comme un fleuve pressé de rejoindre la mer, mais elle demeure, elle tient, elle attend, avec cette lenteur qui n’est ni paresse ni retard, mais présence pleine.

Sub conditione d’un monde disparu

Il va sans dire que l’on ne peut célébrer le musicien sans évoquer l’homme — mais là encore, il faut se méfier des biographies. Palestrina n’est point ce personnage alangui que l’on peint sur les manuels d’histoire, penché sur ses partitions comme un scribe antique. Il fut marchand de vin, mari endeuillé, maître de chapelle indocile, pensionné d’un Vatican qui le redoutait autant qu’il l’admirait. Il composait beaucoup, vite, parfois trop, et c’est avec clarté que l’on peut constater que l’abondance de ses œuvres n’est pas sans comporter d’inégales prairies.

Et pourtant, de cette abondance est née une forme, une manière, un tissu vocal que d’autres n’ont su qu’imiter avec fatigue. Les siècles suivants, en voulant raviver cette musique, n’ont souvent produit que des statues sonores. Or, Palestrina n’a jamais écrit pour la postérité : il écrivait pour des voix, vivantes, respirantes, pour des chapelles résonantes, et surtout pour le moment même de la célébration. Ce qui explique peut-être que son œuvre nous touche moins par ce qu’elle exprime que par ce qu’elle ménage. Une place. Une distance.

Dans le cadre de cette commémoration, Radio Mercure a intercalé, entre les œuvres, de courts textes liturgiques traduits en français. Le contraire eût été étonnant, tant il est vrai que la langue même du sacré demande, pour être goûtée, d’être entendue dans notre langue natale. Et quelle étrange beauté dans cette alternance ! Une musique ancienne, intacte, et une parole contemporaine, tremblante de sa modernité même. Ainsi, la radio devenait le lieu d’un dialogue, non entre les époques, mais entre deux formes de présence au monde.

Un musicologue, interrogé sans préparation, déclara que Palestrina était à la musique ce que la prose est à la pensée : une forme d’ordre qui ne cherche pas à briller, mais à durer. Ce propos, sans éclat apparent, m’a hanté toute la journée. D’une part, il soulève la question de l’élégance discrète. D’autre part, il montre que la grandeur n’est pas toujours éclatante — elle peut être rigoureusement plane, humblement géométrique, presque silencieuse.

Il est bien clair et évident que dans un monde où l’on mesure la valeur d’une œuvre à sa capacité à se faire remarquer, la musique de Palestrina constitue un contre-exemple salutaire. Elle ne cherche pas à conquérir l’espace sonore ; elle l’habite. Comme la lumière d’un vitrail habite l’ombre d’une église.Il n’est pas indifférent non plus que cette célébration ait eu lieu à la radio. Non dans une salle, non dans une basilique. Cela aussi est une leçon. Car la radio, en sa forme la plus pure, ne montre rien. Elle offre à entendre, et c’est tout. Et cela suffit ! À entendre seulement. Car l’oreille seule, lorsqu’elle est nue, peut recevoir la totalité d’un son sans en demander le sens. Et pourtant, qu’est-ce à dire ? Une musique sans signification claire, sans émotion programmée, sans clameur ? Une musique qui ne dit pas, mais fait entendre — voilà bien ce que notre temps oublie de vouloir. Et pourtant, nous l’avons entendu, aujourd’hui, grâce à Radio Mercure, avec un frémissement ancien.

Il m’est venu à l’esprit, en entendant une ligne de soprano monter dans les hauteurs, qu’il existait peut-être une forme de transcendance immanente. Une ascension sans effort, une paix non pas promise mais actuelle. Et c’est là que réside, peut-être, l’unique modernité de Palestrina : dans cette capacité à suspendre la pesanteur. Un art qui ne cherche pas à s’élever, mais à abolir la chute.

Les corollaires de ce constat nous imposent de conclure ceci : il n’est pas nécessaire de crier pour parler au cœur. Et toute musique qui hurle est déjà en train de mourir.

Mais il est une pensée qui m’habite depuis que les dernières notes se sont tues : et si la vraie musique sacrée n’était pas celle qui s’adresse à Dieu, mais celle qui se tait assez pour l’écouter ?

Philippe de Sternatz

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *